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IN SEMICERCHIO, RIVISTA DI POESIA COMPARATA LXV (2021/2) pp. 13-23

JUDITH BALSO, Rimbaud, Mandel´štam, Pasolini ou : quand le drapeau rouge doit redevenir charpie (scarica il pdf)


Pourquoi réunir ces trois poètes pour examiner les possibles rapports entre poésie et communisme  ?  Un premier trait qu’ils partagent est de ne pas avoir à proprement parler rapport au communisme comme à une idéologie ou une politique organisée - même si Pasolini a appartenu un temps au parti communiste italien avant d’en être exclu en raison de son homosexualité  ; même si Mandel´štam a pu évoquer sa « bolchevisation », après une fréquentation probable des socialistes-révolutionnaires. Par contre, chacun a un rapport intense à des conjonctures politiques au cours desquelles l’hypothèse d’un communisme s’est trouvée trempée, « bronzée » comme on aurait dit dans la langue de Robespierre et de Saint-Just. Rimbaud est traversé par le surgissement de la Commune de Paris de 1871 puis les effets de son anéantissement. Mandel´štam perçoit la grandeur énigmatique, sans précédent, de la révolution d’Octobre 17 avant de se confronter à la terreur stalinienne qui aura sa peau dans la fin des années 30. Pasolini décèle, dans l’engagement de son frère cadet dans la Résistance, une figure de la subjectivité politique en excès sur toute appartenance partisane, avant d’assister avec effroi à l’abaissement de l’Italie et de l’Europe dans l’enfer de ce qu’il nommera une nouvelle « Pré-histoire ».
Ces séquences historiques ont des conséquences cruciales sur la vie et la mort de chacun, mais là n’est pas à mon sens l’essentiel. Le plus saisissant me parait  être le mode sur lequel ces circonstances – dans lesquelles se joue chaque fois quelque chose de décisif quant à l’identification et l’existence de ce que peut être un « communisme » - interviennent dans la matière même de leurs oeuvres. En cela, ils sont – le sachant ou ne le sachant pas – proches d’un Hölderlin soulevé par l’existence de la grande révolution française, en même temps qu’il tente d’en penser les limites et de formuler ce que pourrait être un pas de plus, ou de côté. Très tôt, la poésie devient pour chacun le lieu où ont chance d’émerger et de se propager les principes de subjectivation que la nouveauté historique demande. Leur temps exige que la poésie se détache du connu pour se tenir sur la brèche de l’inconnu, voire, plus sévèrement encore, que soit prononcée la péremption de la séquence politique traversée. A cette aune, ils sont du même coup en désaccord avec ce temps : « contemporain de personne », comme le dira Mandel´štam de lui-même ; « passant considérable », comme Mallarmé le dira de Rimbaud ; « poète du bien commun » selon Pasolini quand l’époque est au repliement de tous dans « l’humble corruption ». Ni marginaux, ni dissidents, ni provocateurs, mais ferments de lucidité et d’anticipation.
Je propose ici la première partie de cette exploration, consacrée à Rimbaud, et qui ne tient pas son rapport à la Commune pour un élément anecdotique mais pour un point déterminant de la charge confiée par lui au poème.

1ère partie RIMBAUD / le poème prolétaire

Un promeneur de la Commune

En novembre 1871, six mois après le grand massacre parisien, Rimbaud traverse la ville en compagnie de Delahaye. Celui-ci raconte :


«  Nous fîmes une assez longue promenade sur le boulevard et autour du Panthéon. Il me montra des déchirures qui blanchissaient les colonnes  : « Ce sont les balles », dit-il. Partout, du reste, on voyait sur les maisons de ces traces laissées par les griffes de la mitraille. Je lui demandai où en était Paris du point de vue « idée ». D’un ton las, il répondit quelques mots brefs qui revêtaient un écroulement d’espoir :
- Néant, chaos… toutes les réactions possibles, et même probables.
Dans ce cas, pouvait-on prévoir une insurrection nouvelle ? Restait-il des « communards » ?
- Oui, peu.
Il en connaissait des enragés qui tireraient des coups de fusil jusqu’à ce qu’ils fussent morts… Il serait avec eux… Son idéal aurait cet aboutissement, il n’en voyait pas d’autre… »

Ce seul récit suffirait à attester l’importance pour Rimbaud de l’événement « Commune de Paris ». Mais on sait également qu’il avait rédigé en août 1871 une «  Constitution  » inspirée par la Commune. Ce document, disparu, portait le projet d’une République communiste qui vivrait sans argent et dans laquelle le peuple s’administrerait directement, par communes, avec à leur tête un Comité fédéral et des délégués temporaires élus pour exécuter des mandats précis et impératifs. 

Accompagnant ou précédant les événements des années 1870 et 71 (la guerre avec la Prusse, la défaite de l’Empire, la chute du régime, suivie de la trahison nationale de la gauche républicaine, l’avènement de la Commune…), des poèmes avaient levé en Rimbaud, qui projetaient le passé de la Révolution française sur un présent révolté et anticipaient ce que sera la consistance politique singulière des Communards  : leur liberté, leur solidité, leur insolence gaie, contraire de l’arrogance, leur capacité calme d’invention et d’organisation. Ces poèmes sont souvent encore d’inspiration hugolienne, par la forme et le souffle, mais ils ont une qualité d’immanence que ne possède pas Hugo, qui a toujours besoin d’adosser sa respiration à une transcendance. Un poème de mai 70, « Soleil et chair », souligne au contraire que pour le tout jeune Rimbaud il est grand temps de se débarrasser de tous les Dieux, y compris du triste dieu chrétien qui a rendu à l’humanité « la route amère ». Sans sombrer pour autant dans la tentation du scepticisme, par incapacité à affronter l’infini. Seul remède au doute : l’Amour, comme disposition intérieure à l’humanité, et non plus apanage divin. Ce fil majeur de l’Amour, incluant l’amour des hommes et des femmes mais ne s’y bornant pas, Rimbaud ne l’abandonnera jamais : ni dans « Une Saison en enfer » qui cherche entre autres choses à faire le point et à s’orienter quant à son propre destin amoureux, ni dans les « Illuminations », où l’Amour est moteur du monde à construire.
Rimbaud partage un autre trait qui sera largement présent dans la subjectivité communarde : la conviction que l’enjeu politique est de poursuivre l’oeuvre des révolutionnaires de 92 et 93. Le poème « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize… » (écrit le 3 septembre 1870, alors que l’Empire se prépare à déclarer la guerre à la Prusse et que Rimbaud, mineur, est emprisonné comme « vagabond » à Mazas à la suite d’une fugue) appelle avec la plus grande vigueur à ce que « Nous, courbés sous les rois comme sous une trique » reprenions le drapeau de ces « millions de Christ aux yeux sombres et doux », de ces « hommes extasiés et grands dans la tourmente », qui se sont levés un siècle plus tôt pour briser le joug « qui pèse sur l’âme et sur le front de toute humanité ». Sous couvert de faire revivre la prise de la Bastille, « Le Forgeron » dessine le portrait stupéfiant d’une grandeur populaire qui sait que sa puissance peut être sans limites et qui, pour cela même, doit la mesurer aux principes de justice et d’amour : « - Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux ! ». Et de ce peuple - réunion de « tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle », tous ceux que les puissants désignent avec mépris comme « la crapule » ou « la canaille » - émerge une figure politique qui n’est pas celle de 92 et 93, mais bien celle qui identifie et concentre les combats du 19ème siècle :

« Nous sommes Ouvriers, Sire  ! Ouvriers  ! Nous
sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra
savoir, 
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes
causes,
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
Et montera sur Tout, comme sur un cheval ! »

L’émeute du poème n’est plus celle des sans-culottes, c’est déjà la foule active de la Commune.

Il faudrait citer un par un (et lire vraiment, c’est-à-dire à la lettre) l’ensemble des poèmes qui disent le dégoût la guerre de 70, de la lamentable défaite de l’Empire et du nationalisme : « Rages de Césars » - sarcastique portrait de Napoléon III après la déroute de Sedan -, « L’éclatante victoire de Sarrebrück remportée aux cris de Vive l’Empereur ! » - très ironique poème d’octobre 1870. Mais aussi les poèmes qui portent une conscience crue des dégâts causés par la guerre, comme « Le mal », « Les corbeaux » où ces oiseaux sont les seuls à hanter encore « les champs de France où dorment des morts d’avant-hier  », et parmi eux, bien sûr, «  Le dormeur du val  » - si célèbre qu’on en oublie qu’il s’agit d’un soldat victime d’une guerre bien réelle et proche -, ou encore « Les effarés », tableau d’autant plus violent qu’il est tendre et calme des horreurs de la faim à laquelle l’encerclement de Paris par l’armée prussienne victorieuse condamne jusqu’aux enfants. Et puis il y a les poèmes explicitement internes à la séquence de la Commune, assez peu nombreux finalement : le survolté « Chant de guerre parisien », « L’orgie parisienne ou Paris se repeuple » (qui par bien des aspects consonne avec les descriptions par Lissagaray de la pourriture versaillaise à l’œuvre contre les Communards - ce qui n’a pas empêché certains érudits de soutenir, contre toute évidence, que le poème ne porterait pas sur les lendemains du massacre), « Les mains de Jeanne-Marie » (délicate métonymie des admirables héroïnes populaires de Mai), et le bouleversant «  Qu’est-ce pour nous, mon cœur…». Tout cela, on peut, on doit le lire à nouveau. Car ces poèmes attestent amplement que l’être de Rimbaud était tout entier « de ce côté » - comme on disait quand la lutte de classes avait encore en politique un sens. Or cela demeure largement minoré, traité comme anecdotique, quand ce n’est pas dénié, dans les commentaires qui sont faits de son oeuvre. Les derniers vers de « Qu’est-ce pour nous, mon cœur… » redisent, pourtant sans hésiter, ce que Rimbaud déclarait à Delahaye en parcourant Paris détruit : « Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours ! »
Toutefois, si son œuvre s’était limitée à ces poèmes, Rimbaud ne serait pas devenu le Rimbaud immortel de la « Saison » et des « Illuminations », en qui chaque jeunesse qui le rencontre découvre de nouvelles clés, en forme souvent d’énigmes qui rendent plus agiles le désir et le cœur. Il faut donc partir d’ailleurs que de la seule coexistence du poète avec le temps de la Commune. Il faut aller jusqu’à nommer ce que cette densité d’événements – la Commune, puis son écrasement - fait à sa poésie.

Être en avant de l’action

En effet, pour Rimbaud il n’a jamais été question de seulement « accompagner » par le poème ce qui avait lieu. La poésie ne vaudrait rien si elle n’était pas capable de produire un principe de subjectivation qui l’articule à l’action, qui en soutient l’accélération, ou la démultiplication. Il faut sur ce point repartir de ce que déclare et détaille la lettre à Paul Demeny connue sous le nom de « Lettre du voyant », et qui sonne comme un programme :

« Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue. […]
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès. Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! ». 

Écrite le 15 mai 1871, à la veille de l’immonde ruée versaillaise sur Paris, cette lettre commence par l’offrande du poème intitulé « Chant de guerre parisien », baptisé par Rimbaud « psaume d’actualité ». Elle s’enroule ensuite autour d’une hypothèse majeure : là où la poésie grecque se contentait d’orchestrer l’action, désormais « la Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant ». En avant, qu’est-ce à dire ?

Une remarque d’abord sur « action », qui est un mot d’époque. On peut l’entendre dans la définition qu’en donnera plus tard Mallarmé, au passé : agir «  signifia, […] philosophiquement, produire sur beaucoup un mouvement qui te donne en retour l’émoi que tu en fus le principe, donc existes. » Car lorsque Mallarmé emploie le mot, en 1895, soit vingt-quatre ans plus tard, c’est pour donner de la tâche poétique une tout autre définition : celle d’action « restreinte ». Une restriction imposée par un manque : « Faute que se déclare la Foule, faute – de tout ».  Le monde de Mallarmé n’est plus du tout celui de l’avant Commune, chargé d’énergies multiples et de vigueurs – un mot de Rimbaud, celui-là -, mais un monde qui a vu une « république » tremper ses mains dans le sang d’un grand massacre de masse qui s’est voulu dissuasif : « Le socialisme est fini pour longtemps » se réjouira le bourreau en chef, Thiers. Aussi Mallarmé poursuit-il : « Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur » [La Pléiade, page 369]. Oui, avec l’écrasement de la Commune, les temps sont devenus très obscurs : ce qui donnait ses termes à l’action était mort, et rien encore n’indiquait les prémisses d’un futur.
Pour Rimbaud, au contraire l’action ne fait pas de doute, elle « est ». Portée, comme jamais elle ne l’aura été, par des individualités fraternelles dont l’ardeur longtemps comprimée, surveillée et réprimée depuis 1848, explose, l’espace de soixante-douze jours, en mille inventions prodigieuses. Rimbaud lui-même appartient à cette humanité bouillonnante, au sens où il porte en lui une énergie créatrice analogue à celle des êtres si divers qui feront exister la Commune. Sa poésie surgit au même régime que les révolutions de la vie collective dans Paris assiégé entre mars et mai 1871. Nous entrevoyons à peine – c’est un secret perdu, qu’il faudrait absolument retrouver - la double détente des subjectivités auxquelles nous devons la capacité d’invention de la Commune et, parallèlement, une œuvre comme celle de Rimbaud : celles d’êtres au comble à la fois de leur individualité créatrice et de la confiance dans la construction collective d’un monde – le creuset multiple des énergies reconnu comme le plan de validation absolument nécessaire de toute pensée neuve.  
Mais à quelles conditions et en quel sens, lorsque l’action historique et politique est aussi prodigieuse, la poésie peut-elle être « en avant » ? Rimbaud attribue au poète une tâche très précise : définir « la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ». Si l’on débarrasse la figure du « voyant » de son recouvrement par un romantisme de pacotille, il en ressort ceci : le poète doit être une sorte d’avant-coureur de l’humanité ; ouvrir un chemin à tous dans l’inconnu. Pour cela le poème doit être capable d’être «  de la pensée accrochant la pensée et tirant  ». Et il devra aussi « trouver une langue ». Projet de tout poète, direz-vous ? Non, c’est une ambition singulière et énorme. Pas même une ambition individuelle, plutôt quelque chose comme un programme de travail collectif. Car est en jeu rien moins que la constitution d’un nouveau sujet, à la fois politique et sensible : il s’agit d’expérimenter « toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie  », «  d’épuiser tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences », et il se peut qu’on y laisse ses forces. Alors « viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ». Tous les textes de Rimbaud sont ainsi orientés vers la production d’un sujet à venir : ils sont même tellement projetés sur ce but que lorsqu’il sera avéré qu’un tel futur viendra à manquer, la poésie sera abandonnée par lui, sans un regard en arrière, sans un regret. Elle ne servait plus à rien. Avait épuisé ses pouvoirs. Du moins dans ce temps historique-là.

Faux départs et interruptions

Encore faut-il s’entendre sur ce qui, à ses yeux, constitue ce possible sujet futur. Et comment son existence croise la question de la modernité et s’y noue. Car Rimbaud n’hésite pas à éprouver puis rejeter nombre de fausses pistes. Toute sa trajectoire poétique est jalonnée de « faux départs ». L’un des plus célèbres me semble être celui du « Bateau ivre ». Poème acclamé parce qu’il roule de strophe en strophe les divagations éblouies d’un arrachement splendide et d’une libération, le rejet exubérant de toute adhérence à un monde tant capitaliste que colonial, cimenté par le profit, la rapine et le crime. Reste que ce bateau incroyable, offert à la liberté des courants par la mort de ses haleurs sous des coups venus de la vie sauvage, cette coque indiscernable d’un corps vivant, « carcasse ivre d’eau », « planche folle », qui a des sens et des yeux pour « voir quelquefois ce que l’homme a cru voir », cette « presqu’île » errante qui gorge le poème d’images splendides, y entassant toute l’étrangeté et l’exotisme possibles, finit par désirer son propre engloutissement : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! ». Première interruption notoire, et violente, parce qu’au fil du poème échoue à se construire la certitude de jamais rencontrer sur ces chemins ivres, les « millions d’oiseaux d’or » d’une « future Vigueur ». Quand on appartient à « l’Europe aux anciens parapets », suivre les grands fleuves puis les houles marines n’ouvre en définitive aucun salut. Les espaces sauvages sont déjà assujettis aux commerces, dévastés par les trafics et les guerres en tous genres, ou dévolus aux bagnes. Aussi, tandis que la nuit tombe sur le poème, le Bateau ivre est abandonné pour « un bateau frêle comme un papillon de mai », que la main d’un enfant fait voguer dans une flaque - la flache :

[…] Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons ».

« Je ne puis plus », dit le poème. Rimbaud ne poursuivra pas Baudelaire sur le terrain des ambigües voluptés coloniales. Continuer selon ce mouvement serait s’égarer. Il faut accepter un resserrement : abandonner la large effusion pour la sobriété, préférer à la fausse vigueur la fragilité, au flamboiement des mots et du rythme le recueillement délicat dans les puissances de l’imagination. Tristesse qu’il en soit ainsi. Mais le poème n’est pas là pour se payer de mots : si ce qu’il a tenté est sans issue, il doit le dire et en tirer les conséquences. Homme de conséquence, Rimbaud, et méthodique dans ce qu’il cherche. Pas du tout un touche-à-tout, ni volage, même si en poésie, très vite, il a su tout faire. Homme de conséquence précisément parce qu’il connaît le poids des interruptions et des ruptures. L’interruption finale (se détourner de la poésie, cesser d’écrire, ne plus s’y intéresser) ne fera que reprendre ce qu’il a toujours pratiqué  : expérimenter, chercher, et interrompre radicalement ce dont il a éprouvé que cela n’allait pas où il fallait, ne marchait pas : « Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles » (« Illuminations » / Jeunesse IV).

« Une saison en enfer » est une première récapitulation, un premier bilan en matière de « faux départs ». Ces « hideux feuillets de mon carnet de damné » sont le journal, incandescent, de tout ce qu’en un premier temps, Rimbaud a tenté d’expérimenter sur le chemin d’une poésie qui soit « en avant de l’action ». On est devant le compte rendu - incroyablement lucide et loyal - d’une lutte au corps à corps avec soi-même pour discerner ce qui pourrait être une voie nouvelle de ce qui s’avère être une impasse, retardant la découverte de ces terres inconnues où il sera un jour possible de célébrer « Noël sur la terre » et de « posséder la vérité dans une âme et un corps ». Pourtant, quand on lit ce texte, on se laisse éblouir par l’intensité de la langue qui rapporte chacune de ces expérimentations : sa séduction, sa capacité de présent sont telles qu’on se trouve embarqué, bouleversé, sans toujours prendre garde que ce qui y est décrit est déjà derrière celui qui écrit, qu’il y a renoncé, qu’il est passé à autre chose, qu’il est désormais ailleurs. 
Parmi les impasses, on retrouve, sans surprise, celle que décrit le « Bateau ivre » : la rêverie d’un embarquement maritime pour de lointains pays chauds : «  Ma journée est faite  ; je quitte l’Europe ». Voyage d’où l’on imagine qu’on rentrera infirme mais couvert d’or – préfiguration (à l’exception de l’or !) de ce que sera la vie de Rimbaud quand il se sera délesté de toute poésie.  Or il est prononcé que ces aventures n’ouvrent aucun chemin véritable. Que c’est ici que tout se joue vraiment : « On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance, à mon côté, dès l’âge de raison – qui monte au ciel, me bat, me renverse et me traîne ».
Puis c’est l’impossibilité de consentir à travailler dans les conditions qui sont celles du travail assujetti, du travail prolétaire d’un « siècle à mains » : « La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde ». 
La confession de la Vierge folle porte, quant à elle, une tenace incertitude sur la capacité du couple formé avec Verlaine à soutenir dans la durée une figure de l’amour : « Drôle de ménage », est-il conclu, sur un ton mi chèvre, mi chou. 
Confondre la question de la langue nouvelle à trouver avec les « tours » d’une « alchimie poétique » est finalement jugé une pure et simple fantasmagorie : « A moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps, je me vantais »…, « Je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens »…, « Je devins un opéra fabuleux »… Là encore le récit de la tentative est si puissant qu’on en oublie qu’elle n’est rapportée que pour s’en défaire, après la découverte que dans les conditions de cette expérimentation très sérieusement menée « l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. ». Et qu’il est donc juste d’en prononcer l’abandon : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ».
La science serait-elle alors le chemin ? Quand un rationalisme scientiste dominant proclame et enjoint : « Rien n’est vanité ; à la science, et en avant », Rimbaud n’y reconnaît que « l’Ecclésiaste moderne », c’est-à-dire l’évangile impensé de « Tout le monde », et il s’en éloigne : « Qu’y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente ».
Quant au désir de vivre - à l’image des jeunes prolétaires du temps - en vagabond, « plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était ». Alors une question reste posée : « Vite ! Est-il d’autres vies ? »
Reste aussi et surtout à comprendre quelle était la source de ces égarements. La Saison interroge systématiquement les faiblesses qui ont valu au damné de se retrouver dans cet enfer. Parmi celles-ci, il y a le « sang gaulois », ce « mauvais sang » signalant l’appartenance à une « race inférieure », incapable de comprendre et de porter vraiment la révolte. Commentant la poésie « fadasse  » de Musset, Rimbaud opposait déjà la France et Paris, pointant une division irrémédiable entre conformisme et audace, entre réaction et modernité : « Tout est français », écrivait-il à Demeny en commentant cette poésie, « c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! ». Mais la Saison élargit l’analyse : « Je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux  !  ». L’Occident, c’est bien plus vaste que le Paris des révolutionnaires encerclé par la France conservatrice des « ruraux ». C’est la violence de la conquête coloniale, l’imposture démocratique, la corruption de tous les rapports humains, l’avarice et la laideur bourgeoises, que Rimbaud stigmatise avec virulence et précision dans maints poèmes. Il est le premier à identifier la négativité d’un monde planétaire qui, à l’opposé du Paris de la Commune, n’existe que sous des emblèmes corrompus et féroces : le capitalisme avec pour corollaire l’esclavage des travailleurs et des femmes ; le colonialisme qui soumet le monde non occidental à coups d’échanges commerciaux inégaux et de guerres ; la démocratie qui caricature et défigure définitivement ce que la Commune avait inventé en la matière.
Au terme d’un « combat spirituel, aussi brutal que la bataille d’hommes » et dans la conscience que l’heure présente demeure « au moins très-sévère », la plupart des chemins empruntés auront été résiliés parce qu’ils n’étaient pas constitutifs d’une véritable subjectivité nouvelle. Écarter les fausses pistes ne signifie cependant pas se renier : « Je puis dire que la victoire m’est acquise » affirme au contraire calmement « la Saison ». Et le désir demeure - toujours aussi brûlant - d’un avenir collectif dont les termes sont très clairs : « Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! - Noël sur la terre ! ». Travail nouveau, sagesse nouvelle, recul des tyrannies tant politiques qu’intimes, disparition des superstitions, incluant la religion, tels seront les signes d’un Noël qui ne célèbrera plus la naissance du Christ « voleur des énergies », mais l’avènement terrestre d’un monde neuf. Le poète, « voleur de feu », lui, doit donc poursuivre sa recherche, mais selon des voies, qui diffèreront de celles qu’il a empruntées jusque là : « Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! »
La Saison s’achève sur des prescriptions extrêmement fortes, la formulation de règles nouvelles, tant poétiques que politiques : « Point de cantiques : tenir le pas gagné ». Point de cantiques, cela donne au poème de prose (déjà à l’œuvre dans la Saison) le pas sur le lyrisme du vers. Tenir le pas gagné, c’est une maxime qui prescrit une forme de patience politique, cette « ardente patience » qui est une arme subjective puissante. Ces deux prescriptions autorisant une promesse et une confiance dans un avenir possible : « Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes ».  

Poème prolétaire 

Rimbaud avait été capable, dès son adolescence, d’écrire à la manière de qui il voulait. Son œuvre en vers explore sans cesse les styles les plus contradictoires. On ressent sa jouissance à se couler dans des régimes de langue opposés, du lyrisme le plus délicat au sarcasme le plus obscène. Ce ne sont pas là pourtant des jeux gratuits, de simples exercices de virtuosité. La Saison s’était ouverte sur l’impérieuse nécessité de repousser la Beauté : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée ». A l’exception de quelques rares poètes en qui Rimbaud reconnaît des frères et des voyants (Baudelaire, « premier d’entre eux », bien qu’il juge que la forme chez lui reste « mesquine », le Hugo des « Misérables », Verlaine…), la poésie du temps - celle qui paraît en revues, qui s’organise en cénacles et banquets - est largement du côté du monde établi, de son ordre inique, de son injustice. Les canons de Beauté qu’elle porte sont donc insupportables, il faut les répudier, les faire sauter, et donner à la Beauté d’autres sources - la modernité passe d’abord par là.
On s’approche ici de ce que l’existence de la Commune fait au poème rimbaldien. Hugo avait déblayé le chemin en donnant à tout rythme, y compris celui de l’alexandrin, la fluidité la plus grande. Baudelaire, en choisissant de consacrer sa poésie aux «  Fleurs du mal », a introduit les prostituées, les vieillardes, les mendiants, le vin, le spleen, la drogue, les cadavres, le crime, la grande ville, comme des figures auxquelles un poète ne doit pas répugner, tout au contraire. Rimbaud va travailler à faire du poème lui-même un prolétaire, en un sens politique profond et singulier. Pas du tout en un sens « social ». Un prolétaire de l’époque de la Commune, digne de ses capacités et de sa très grande liberté en tous domaines. Car s’il cherche à le rendre capable de porter haut, comme Hugo, la misère et la détresse, il y délivre aussi les non-dits du désir sexuel et de son refoulement – « Les assis », « Les poètes de sept ans », « Mes petites amoureuses » « Vénus anadyomène » « Les premières communions » ; la violence de l’oppression familiale et religieuse – « Les pauvres à l’église », « Les chercheuses de poux » ; ainsi que les impossibilités et malentendus de l’amour non réinventé - « Les réparties de Nina », « Les sœurs de charité ».
On pourrait soutenir que Rimbaud entreprend de faire au poème ce que le Pasolini de « Ragazzi di Vita » fera plus tard au roman. Il moule en effet le poème sur une langue qui lui vient des faubourgs, qui vient de la population ouvrière, sans pour autant l’y importer « réalistement ». Ce sont des mots nouveaux, des tournures empruntées à l’argot, des structures syntaxiques qui viennent s’incruster dans la langue, et y exercent une poussée qui l’éloigne des salons comme de l’académisme. Il fait également entrer dans le poème des personnages ordinairement soustraits à la majesté du vers, parce que jugés trop laids, trop ordinaires, trop obscènes, trop répugnants. Ce n’est pas un hasard si c’est avec « Chant de guerre parisien », « Mes petites amoureuses » et « Accroupissements » que Rimbaud illustre les considérations énoncées dans la Lettre du voyant - poèmes «  d’une puberté perverse et superbe », comme les saluera Mallarmé. Le poème (ici le poème en vers) doit devenir capable de porter des situations et des êtres « antipoétiques » par excellence, tout en demeurant poème au sens fort et entier de sa composition et de sa prosodie.  
Parmi les personnages inédits qui surgissent dans le poème et le mettent « à jour » de son temps, les villes et leurs banlieues, Paris en tête, occupent une place éminente. Mais aussi les femmes : à la fois pour l’injustice de leur oppression, la corruption que celle-ci entraîne, et la confiance en la puissance virtuelle universelle de leur émancipation. À un Paris enseveli sous l’abjection et l’ordure par la contre-révolution versaillaise, Rimbaud déclare magnifiquement son amour dans un poème de mai 1871 :

« Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »
L’orage t’a sacré suprême poésie ;
L’immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, la mort gronde, Cité choisie ! »

Quant aux femmes, dès la lettre à Demeny, une preuve majeure aux yeux de Rimbaud que des poètes nouveaux, dignes du nom de « voyants », existeront, c’est que parmi eux il deviendra possible de compter des femmes : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, - jusqu’ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses  ; nous les prendrons, nous les comprendrons ». 

Puis tout au long de la « Saison en enfer » et des «  Illuminations  » circule comme un fil rouge une extrême attention amicale aux femmes, à la nécessité impérieuse de mettre fin à ce qui les détruit en les assujettissant à l’ordre social. Rimbaud place ainsi dans la bouche de la « veuve » de « l’Époux infernal » - qui n’est autre que lui-même dans le couple qu’il forme avec Verlaine – cette déclaration : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers… ». Et la fin de la Saison s’achève sur ce bilan : « Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ». Par opposition aux amours mensongères et aux couples menteurs est réaffirmée la confiance en un autre amour dans lequel il sera « loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ». Le poème prolétaire quitte ainsi les rangs de la poésie par le haut, en donnant toute leur stature subjective à des figures que l’ordre social abaisse et méprise, tout en rendant visible l’épaisseur abjecte et obscène des figures de la domination.

Formules de la subjectivation

Cependant le poème rimbaldien ne saurait se contenter de porter la haine, le dégoût, la laideur que prodiguent sans compter le pouvoir et l’oppression. La fin de la Saison exigeait de lui qu’il soit le réceptacle de tout ce qui, dans le réel, peut s’avérer porteur de vigueur et de tendresse. Cela allait de pair avec un autre impératif : « Il faut être absolument moderne », qu’il faut continuer à éclaircir.
Kristin Ross a raison de souligner l’influence à la fois de l’argot et du slogan sur la langue de Rimbaud, ce qu’elle nomme  : sa « cannibalisation du jargon de l’époque ». Mais Rimbaud outrepasse largement ces matériaux en les incorporant à une langue qui se soustrait à son temps et qui nous parvient comme une langue en effet « trouvée » : une langue qui résonne en nous, me semble-t-il, comme une langue à jamais contemporaine d’un à-venir. Avec ces matériaux hétéroclites, il forge en effet les formules inoubliables d’une subjectivation sans équivalent. Nous avons déjà rencontré quelques-unes de ces formules, qui donnent forme à l’inconnu (comme le désirait la Lettre du voyant) : « J’y suis, j’y suis toujours », « On ne part pas – Reprenons les chemins d’ici », « je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre  !  », «  la vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », « il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et dans un corps », « à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes », « l’amour est à réinventer », « Elle est retrouvée ! - Quoi ? - l’Eternité. C’est la mer allée avec le soleil ». Il y en a bien d’autres, tout aussi saisissantes, dans les «  Illuminations  », comme celles-ci: « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » ; ou encore « Reprenons l’étude au bruit de l’oeuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses ».
C’est dans la langue et la matière des « Illuminations » que s’accomplit en effet un alliage inouï entre l’impératif de modernité et le sujet à venir d’un « communisme ». Ce n’est pas seulement une affaire de forme, ni de choix dominant de la prose. C’est ce que ces poèmes parviennent à mettre au jour de neuf qui est, et demeure, saisissant. « Départ dans l’affection et le bruit neufs ! » : ce « mot d’ordre » - sur lequel s’envole, au moment de se refermer, le poème « Départ » - est comme un concentré de l’impulsion qui anime l’ensemble. La nature, la ville, le temps, sont les trois matériaux qu’ils remanient, recomposent et disposent comme un monde à-venir possible. Autant « Une Saison en enfer » s’écrivait au régime du « je », autant les « Illuminations » ont la forme d’un discours adressé : indirect ou direct, dans la guise d’un récit ou d’un conte, ou d’une annonce. C’est que les formules de la subjectivation qui s’y cherchent sont collectives, cette fois. C’est d’un nous qu’il est question, d’un nouveau «  nous  » possible, ces poèmes n’oeuvrant pas de l’intérieur d’un désir utopique, mais produisant une forte subjectivation au présent. 
René Char relève que « la nature chez Rimbaud a une part prépondérante ». Il voit là un « fait rare dans la poésie française et insolite en cette seconde moitié du 19ème siècle », dont il rend compte ainsi : « A la fin du 19ème siècle, après des fortunes diverses, la nature, encerclée par les entreprises des hommes de plus en plus nombreux, percée, dégarnie, retournée, morcelée, dénudée, flagellée, accouardie, la nature et ses chères forêts sont réduites à un honteux servage, éprouvent une diminution terrible de leurs biens. Comment s’insurgerait-elle, sinon par la voix du poète ? » Pour lui donner raison, il faut toutefois préciser qu’il existe deux modes de ré-affirmation de la nature chez Rimbaud. D’une part, le poète satirise et parodie en vers la version convenue qui en est donnée dans la poésie du temps : une nature abstraitement détachée de son invasion et de sa destruction par l’expansion commerciale, industrielle, coloniale, par la guerre aussi. D’autre part, et c’est particulièrement le cas dans les « Illuminations », il la restitue énergiquement à la splendeur qui est la sienne dès lors qu’elle se voit lavée, libérée, de tout rapport d’usage, par l’intensité concentrée de la sensation. Il en est exemplairement ainsi dans « Aube » où l’enfant courant après « l’aube d’été » parvient à saisir et sentir entre ses bras « un peu son immense corps  ». Dans «  Enfance  », «  Ornières », « Fleurs » ou « Marine », des paysages qui ne sont ni réalistes ni abstraits surgissent comme des éclairs jetés sur des mondes inouïs, que la sensibilité, la sensualité, du poète génèrent en présent.
Il en va de même des tableaux qui ré-agencent des éléments urbains du monde moderne - architectures, ponts, immeubles, métro - pour forger avec eux des visions de lieux inconnus, infiniment plus beaux que ceux qui existent. « La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l’autre monde, l’habitation bénie par le ciel et les ombrages ! » : désir de lieux habitables autrement, de lieux qui soient déjà des lieux pour d’autres habitants que ceux qui les peuplent et y sont asservis. Dans « Les ponts », « Ville » et « Villes » et « Villes », « Fête d’hiver », « Métropolitain », « Promontoire », « Scènes » « Ouvriers », l’amour est le ressort de ces assemblages nouveaux qui interrompent et recomposent le monde des villes peuplées des foules énormes que l’industrie y amène. C’est déjà ce qui se passe avec «  A une raison » :

« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge
tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes
et leur en-marche. Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se 
retourne, - le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer
par le temps  », te chantent ces enfants. «  Elève
n’importe où la substance de nos fortunes et de
nos voeux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. »

Dans «  Soir historique  », le poème diagnostique l’apparition d’un « petit monde blême et plat, Afrique et Occidents » dans lequel règnera « la même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera  !». Tandis que dans «  Mouvement  », il dépeint « les conquérants du monde », voyageurs embarqués « cherchant la fortune chimique personnelle » :


« Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau. »

De pareils textes révèlent à quel point Rimbaud a pu être la « plaque sensible » de son époque. Dans le Manifeste en 48, Marx avait su décrire, à partir de savantes études, la mise en coupe réglée de la terre par le capital  : « Sous peine de mort, elle [la bourgeoisie] force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production  ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot elle façonne un monde à son image. La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celle des campagnes et par là elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident ». Il y a dans toute la poésie de Rimbaud quelque chose de profondément accordé à cette vision. Non parce qu’il la connaissait mais parce que tout son être la partageait, pressentant, avec même une attention et une sensibilité plus aigües, les ravages du colonialisme, toutes les dévastations que le gouvernement de la bourgeoisie, sous le nom de « démocratie », était en train d’instaurer à échelle de la terre. Dans « Une Saison en enfer  », il se revendiquait «  une bête, un nègre », et mettait en scène la sauvagerie répressive de l’arrivée des colons : « Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller. travailler ». Ce n’est pas un hasard s’il avait envisagé de donner à ce livre le titre de « Livre nègre » ou de « Livre païen » : il se sentait de ce côté-là du monde.

Et puis il y a le diptyque stupéfiant de « Democratie » et de « Génie », qui récapitule les deux voies qui s’ouvrent après le grand massacre des Communards. Se rallier à la démocratie, dont l’Occident est porteur, c’est accepter des entreprises que le poème résume avec une incroyable lucidité : alimenter aux centres « la plus cynique prostitution » ; massacrer « les révoltes logiques » ; être, dans les pays dominés (les « pays poivrés et détrempés »), « au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ». Avec pour figure de subjectivation, un consensus, dont il donne un portrait saisissant de justesse : nous serons des « conscrits du bon vouloir », nous aurons « la philosophie féroce », nous serons «  ignorants pour la science  » mais « roués pour le confort » et nous intérioriserons la maxime que le reste du monde n’a qu’à crever : « la crevaison pour le monde qui va ». Tout en nous laissant convaincre que telle est l’unique façon dont le monde peut progresser : « C’est la vraie marche. En avant, route ! » 
«  Génie  » rassemble au contraire les puissances qui peuvent défaire point par point un pareil monde et en faire naître un tout autre. Le génie qu’invoque le poème n’est pas le génie d’un individu, c’est ce dont l’humanité détient la ressource. «  Génie  » ici est un nom générique, qui ne désigne pas autre chose que ce que le poème définit ligne après ligne et qui relève d’un démêlé intérieur à nous en tant que collectif possible : « Il est l’affection et le présent […] Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempêtes et les drapeaux d’extase ». Ce génie circule, s’absente : il « voyage ». Se rappeler qu’il existe, c’est se remémorer sa vigueur, capable de faire reculer les forces de mort, capable de prononcer aussi que le fardeau si lourd de l’époque n’est rien : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! ». Son moteur propre est l’amour, « mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue », et l’éternité est de son côté : « machine aimée des qualités fatales ». Il agit au présent, pas au futur : « Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c’est fait lui étant, et étant aimé. ». Sous son impulsion, l’action elle-même change de nature, se clarifie, s’accélère : « Ô ses souffles, ses têtes, ses courses  ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action », de même que l’esprit et l’univers prennent des dimensions nouvelles : « Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! ». Tout ici est appel, un appel ardent mais sans exaltation, à embrasser cette subjectivité, à se confier à ce chemin : « Sachons […] le héler et le voir et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour ». Un appel à « dégager » le collectif des vies humaines de tout ce qui les mutile et les mortifie.

Ce que la poésie de Rimbaud fait au communisme

Toutes sortes de nominations ont été proposées pour caractériser les tendances politiques de Rimbaud. Le mot d’illuminisme lui a ainsi été apposé, sans doute parce qu’il avait écrit des… Illuminations. Il me semble pourtant qu’il n’y a pas grand sens à vouloir lui attribuer une doctrine, si personnelle soit-elle. Je propose de remplacer la question de l’appartenance ou non de Rimbaud  à ce «  communisme  » dont la Commune est le véritable acte de naissance historique (vingt ans après le Manifeste de Marx et Engels), par une autre question : celle de savoir ce que la poésie de Rimbaud, telle que nous venons de la parcourir, fait au communisme.  Les «  formules de subjectivation  » qu’elle lui donne, en un sens, pour toujours : 

1) Toute subjectivité créatrice doit se nourrir d’énergies positives, être intensément désirante, d’un désir à la fois ardent et patient. Rien de bon ne peut venir au jour sans cette sorte de désir.
2) Désirer, c’est essayer, expérimenter, recommencer. Comprendre où était l’erreur, et sans jamais se renier chercher comment poursuivre. Leçons et probité d’« Une Saison en enfer ».
3) « Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un » disait la Saison. « Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée ». « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense ». Toute création exige de reconnaître une altérité. Cette découverte que bien d’autres « horribles travailleurs » de la poésie, tel Pessoa avec l’hétéronymie, reprendront et approfondiront - montre le chemin de la non coïncidence de soi avec soi, de l’impropre, de la dé-propriation.
4) « Il faut être absolument moderne ». Mais la modernité n’appartient pas au monde dominant qui la produit : seules des puissances émancipatrices sont capables d’en briser l’automaticité et l’artifice, d’en ré-agencer les éléments et composer avec eux de nouvelles figures belles et justes : « Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ».
5) « La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! – je n’aurai jamais ma main » « Je veux travailler libre  ». Impossible d’oublier que le travail ouvrier, le travail salarié est un travail contraint, et qu’il s’agit d’en libérer celles et ceux qui l’accomplissent et nous en font vivre.
6) « L’amour est à réinventer, on le sait » : « J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous » : reconstituer une amitié entre femmes et hommes est la pierre de touche d’une existence dans laquelle l’égalité est une libération, non une oppression  ; une richesse, non un appauvrissement.
7) « Je suis un inventeur bien autrement méritant que ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour ». Amour s’entend aussi en un autre sens, plus large : l’amour doit guider l’action, là où la seule destruction est une impasse.
8) « L’air et le monde point cherchés. La vie. ». On doit pouvoir imaginer pour tous pareille paix. Il faut citer toute la première partie de « Veillées » :

« C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le
lit ou sur le pré
C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.
C’est l’aimée ni tourmentant ni tourmentée. L’aimée.
L’air et le monde point cherchés. La vie.
- Etait-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit. »
……………

On a fait de l’abandon par Rimbaud de la poésie une posture métaphysique, une énigme - d’où le sens de l’œuvre devait découler et qui a été sur-interprétée. Cela me semble beaucoup plus simple. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il avait avancé très vite, de poème en poème, ne s’attardant jamais et ne stagnant jamais dans une conclusion une fois atteinte.

Dès le milieu des années 70, avec la même rapidité, il concluait que la Commune ne renaîtrait pas du massacre, et que les temps avaient changé. Que ces temps nouveaux soient aux antipodes de ce dont sa poésie avait travaillé à produire les figures de subjectivation, c’était certes grave, mais c’était l’état du monde. Il fallait alors aviser à comment vivre. Après avoir essayé différents expédients, déserté de l’armée coloniale hollandaise où il s’était engagé, il descend vers l’Italie, passe de Gênes à Chypre, puis entraîné toujours plus loin gagne Alexandrie et de là Aden sur la Mer rouge et enfin Harar en Abyssinie. Travailler aux colonies a fini par s’imposer, comme la solution en un sens la plus moderne, la plus «  à jour  » en effet s’il s’agissait de travailler désormais pour vivre, sans autre état d’âme. Ce seront alors les conditions pénibles d’une vie à construire seul, la dureté du climat et des lieux, les difficultés du commerce et du trafic d’armes, les désillusions quant à ce que cela pouvait rapporter. Et l’usure d’un corps encore jeune, le cancer du genou contraignant au retour et entraînant la mort, après une amputation terrible de toute la jambe.
Son œuvre était faite, lui n’avait pas eu lieu d’y revenir. Mais nous voilà nantis de ces inoubliables formules où tout sujet peut se reconnaître et puiser force et orientation.

Références

Toutes les citations et références de poèmes sont issues de l’édition Poésie/Gallimard, 1973 : « Poésies / Une saison en enfer / Illuminations ».
Les citations issues de la correspondance de Rimbaud proviennent de l’édition choisie et présentée par Jean-Luc Steinmetz sous le titre « Je ne suis pas venu ici pour être heureux », GF Flammarion, rééd. 2021.
Les références aux analyses de Kristin Ross sont prélevées sur la traduction française de son livre « Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale » parue en 2013 éditions Les prairies ordinaires.
Quelques références biographiques proviennent du livre de Jean Rouaud « La constellation Rimbaud », 2021 éditions Grasset.
La citation de René Char provient d’une Préface écrite en 1965 pour l’édition Poésie/Gallimard.



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